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.… Moi aussi, j’étais épuisée.Moi aussi, je voulais m’éloigner de Yûichi, pour me détendre.Cela me rendait affreusement triste et pourtant, il ne pouvait pas en être autrement.Et puis, ce soir-là…Vêtue d’un kimono de coton léger, je suis allée voir la directrice dans sa chambre et je lui ai dit :« Madame, je meurs de faim ! Est-ce que je peux sortir pour aller manger quelque chose ? »La plus âgée de l’équipe du magazine, qui partageait la même chambre, s’est écriée : « C’est vrai que vous n’avez rien mangé, mademoiselle Sakurai ! »Sur le point de se coucher, elles étaient déjà en chemise de nuit, assises sur le futon.J’étais vraiment affamée.Dans les plats de primeurs, spécialité de cette auberge, qu’on nous avait servis ce soir-là, tous les légumes que je détestais, à cause de leur odeur infecte, se disputaient la vedette – et pourtant, je n’ai pas l’habitude de chipoter – et j’avais à peine avalé trois bouchées.La directrice, en souriant, m’a donné l’autorisation de m’absenter.Il était déjà dix heures passées.Empruntant le long couloir, je suis d’abord retournée dans ma chambre pour me changer, puis je suis sortie de l’auberge.Comme j’avais peur de trouver porte close au retour, j’ai déverrouillé discrètement l’issue de secours, qui se trouvait à l’arrière du bâtiment.Ce jour-là, notre reportage avait été consacré à cette effroyable cuisine, mais le lendemain nous allions reprendre la route pour partir ailleurs.En marchant dans le clair de lune, je me suis dit que ce serait vraiment bien de pouvoir vivre comme ça tout le temps, en voyage.Si j’avais une famille qui m’attendait, les choses seraient encore plus romantiques, mais comme je n’avais plus personne, j’éprouvais aussi une intense solitude, qui n’avait vraiment rien d’une plaisanterie.Pourtant, n’était-ce pas cette vie-là qui me convenait le mieux ? La nuit, en voyage, l’air est toujours limpide de silence, et le cœur, parfaitement clair.De toute façon, me suis-je dit, si je ne suis rien, si je ne suis de nulle part, pourquoi ne pas mener cette vie clairvoyante ? Ce serait peut-être l’idéal.L’ennuyeux, c’était que je comprenais ce que ressentait Yûichi… Comme tout serait plus facile si je pouvais ne plus retourner là-bas, dans cette ville !J’ai descendu une grand-rue où s’alignaient de nombreuses auberges.La masse noire des montagnes, encore plus noire que les ténèbres, veillait sur la ville.Les rues étaient pleines de touristes éméchés, l’air frigorifié, qui portaient des vestes matelassées sur leurs kimonos de coton léger, et se croisaient en riant d’un gros rire.Sans raison, la joie me grisait légèrement.J’étais seule, sous les étoiles, dans un endroit inconnu.En passant sous chaque lampadaire, je marchais sur mon ombre qui s’étirait puis rapetissait.Comme j’avançais toujours, évitant les petits bars bruyants qui me faisaient peur, je suis arrivée tout près de la gare.En regardant distraitement les vitrines des boutiques de souvenirs plongées dans l’obscurité, j’ai remarqué les lumières d’une gargote qui était encore ouverte.En jetant un œil par le verre dépoli de l’entrée, j’ai vu qu’il y avait juste un comptoir, avec un seul client ; rassurée, j’ai fait coulisser la porte.Prise d’une envie irrésistible de manger quelque chose de bien consistant, j’ai demandé : « Un katsudon{10}, s’il vous plaît !— Il faut d’abord que je pane la viande, ça va prendre un certain temps.Ça vous va ? » m’a répondu le patron.J’ai acquiescé.Dans ce petit restaurant bien tenu, qui sentait bon le bois neuf, il y avait une atmosphère agréable.C’était le genre d’endroit où on mange bien, en général.Tandis que j’attendais, j’ai aperçu à portée de main un téléphone de couleur rose.Tendant le bras, j’ai saisi le récepteur, très naturellement j’ai sorti le papier que Chika-chan m’avait donné et j’ai fait le numéro de l’auberge où Yûichi était descendu.Pendant qu’une employée de cette auberge me faisait patienter au bout du fil, une pensée m’est venue à l’esprit.Depuis qu’il m’avait annoncé la mort d’Eriko, le sentiment d’abandon que j’éprouvais en présence de Yûichi avait quelque chose de commun avec le « téléphone ».Depuis, même quand il se trouvait devant moi, j’avais l’impression qu’il était ailleurs, de l’autre côté de la ligne.Dans un monde bien plus bleu que celui où je vivais à présent, un monde qui m’évoquait les fonds sous-marins.« Allô ? » J’ai enfin entendu la voix de Yûichi.« Yûichi ? ai-je dit, soulagée.— C’est toi, Mikage ? Mais comment tu as su où j’étais ? Ah, je vois : c’est Chika-chan… »Sa voix calme, un peu lointaine, parcourait la nuit à travers le câble.Les yeux fermés, je l’écoutais avec nostalgie.Elle résonnait comme le bruit triste des vagues.« Là où tu es, qu’est-ce qu’il y a de particulier ? ai-je demandé.— Un Denny’s{11} ! Non, non, je plaisante ! Il y a un temple shintô en haut de la montagne, c’est ça qui attire les touristes, je crois.Dans la vallée, c’est plein d’auberges où on sert une spécialité qu’on appelle la “cuisine de moines”, rien que du tôfu.Moi aussi j’en ai mangé, ce soir.— Quel genre de cuisine ? Ça a l’air original !— Ah oui, bien sûr, ça t’intéresse ! En fait, tout est à base de tôfu.C’est bon, mais on s’en lasse ! On en trouve dans tous les plats, sous toutes les formes, cuit au bain-marie, grillé, frit, agrémenté d’écorces de citron, de graines de sésame… Inutile de te dire qu’il y en avait même dans la soupe.J’avais envie de quelque chose de plus consistant, et j’attendais la fin du repas, espérant au moins un bol de riz ! Eh bien non, même ça, on me l’a servi sous forme de bouillie ! Ça m’a fait l’impression d’être un vieux pépé !— Quel drôle de hasard ! Moi aussi, je meurs de faim !— Comment ça ? Tu n’es pas dans une auberge gastronomique ?— On n’a servi que des choses que je déteste !— Et pourtant, statistiquement, la probabilité était mince ! Tu n’as vraiment pas de veine !— Ça ne fait rien.Je me rattraperai demain !— Tu as bien de la chance ! Moi, je devine déjà ce qui m’attend, au petit déjeuner… Sans doute une marmite de tôfu !— Oui, de celles qu’on fait chauffer sur un petit réchaud… Ça doit être ça, j’en suis sûre !— Tu sais, comme Chika-chan adore le tôfu, elle était ravie de me recommander cet endroit, et c’est vrai que l’auberge est fantastique.Dans ma chambre, il y a une immense fenêtre, d’où l’on voit une espèce de cascade.Mais moi, je suis encore en pleine croissance, alors j’ai envie de manger des trucs gras, et riches en calories… C’est curieux.Sous le même ciel, on est tous les deux affamés ce soir ! » a dit Yûichi en riant.C’est vraiment très bête, mais à ce moment-là je me suis sentie incapable de me vanter en lui disant que j’allais manger du katsudon.Je ne sais pas pourquoi, mais cela m’aurait semblé une infâme trahison, et je voulais continuer à mourir de faim avec lui, au moins dans sa tête.J’ai été saisie à cet instant d’une intuition si aiguë que j’en aurais frissonné.Je la percevais de façon presque palpable.Nos sentiments, blottis l’un contre l’autre, étaient en train d’amorcer en douceur un virage dans des ténèbres environnées de mort.Mais une fois passé ce tournant, leurs chemins allaient se séparer.Et cette fois nous ne serions plus, à jamais, que de simples amis.Aucun doute, je le savais.Ce que je ne savais pas, c’était comment réagir.Mais après tout, les choses étaient peut-être bien ainsi
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